Le cinéma minimaliste américain
Annette Michelson, critique à
Artforum, organise un festival du « nouveau cinéma américain » à Montreux, en 1974: pendant trois semaines, les films de cinéastes indépendants regroupés au sein de la Coopérative des cinéastes de New York sont présentés à travers une perspective cohérente, résolument orientée par les enjeux de l’art minimaliste. L’« exposition » de Michelson, articulant des œuvres « structurelles » ou conceptuelles à des films d’animation, introduit le cinéma minimaliste en Europe. Nous proposons à la Cinémathèque une sélection de courts métrages présentés en 1974, suivis de longs métrages et d’une table ronde au Cinéma Bellevaux. Parallèlement, l’espace d’art Circuit revient sur l’une des principales manifestations européennes d’art vidéo, qui s’est tenue à Lausanne en 1974. Cette programmation s'inscrit dans le cadre du projet de recherche « Cinéma exposé: l'année 1974 en Suisse romande, entre la salle obscure et le
white cube », conduit à l'ECAL/Ecole cantonale d'art de Lausanne et soutenu par la HES-SO.
21–22.05/27–28.06
Cinémathèque Suisse, Lausanne
L’espacement de la durée
Les films reposant sur un plan unique de Bruce Baillie, Ken Jacobs, Michael Snow ou répété en boucle de Joyce Wieland explorent une durée purement cinématographique, en laissant advenir un fragment de réel à l’écran, que celui-ci soit manipulé (par les mouvements de caméra chez Snow) ou laissé à l’état brut (c’est l’option prise par Jacobs). Cette réduction du cinéma à ses traits constitutifs opère également dans les films d’Ernie Gehr, celui-ci s’appropriant des films des premiers temps en vue de déployer un mode de représentation ouvert et non centré: il propose ainsi une pure expérience phénoménologique.
↝ Bruce Baillie:
× All my Life, 1966, USA, 3 min.
× Castro Street, 1966, USA, 10 min.
↝ Ken Jacobs:
× Soft Rain, 1968, USA, 12 min.
↝ Joyce Wieland:
× Sailboat, 1967, USA, 3 min.
↝ Michael Snow:
× Standard Time, 1967, USA, 8 min.
↝ Ernie Gehr:
× Serene Velocity, 1970, USA, 23 min.
× Reverberation, 1969, USA, 25 min.
Durée totale: 79 min
De l’image fixe au cinéma textuel
Snow, dans
One Second in Montreal, réduit le cinéma à ses éléments constitutifs: la projection d’images fixes à travers une durée qui insiste, en suggérant un embryon de narration à partir de photographies qu’il avait déjà exposées. Frampton, dans le premier volet du cycle
Hapax Legomena, détruit ses propres photographies en convoquant différents discours critiques et iconographiques sur l’image (énoncés avec un décalage temporel et en voix
over par Snow).
Poetic Justice (extrait du même cycle) limite le film à des jeux de langage: ici, un scénario filmé. Malgré l’apparentement entre ces films, Frampton transgresse la dimension phénoménologique du minimalisme à travers un processus de textualisation du film.
↝ Michael Snow:
× One Second in Montreal, 1969, Canada, 25 min.
↝ Hollis Frampton:
× Nostalgia, 1970, USA, 36 min.
× Poetic Justice, 1971, USA, 32 min.
Durée totale: 94 min
Au rythme de l’animation
P. Adams Sitney n’inclut pas le cinéma d’animation dans sa définition du « film structurel », en 1969. Pourtant, différents artistes proches de l’art cinétique exploitent rigoureusement l’articulation différentielle des photogrammes entre eux. Harry Smith (dont le travail est antérieur au « nouveau cinéma américain ») et Robert Breer (qui s’inscrit explicitement dans l
’intermedia) travaillent en dehors des enjeux du cinéma minimaliste. A la suite de Michelson, nous réunissons ici des films d’animation figuratifs et abstraits, qui reposent sur un rythme syncopé (à l’exception de Brakhage qui fixe la foudre sur la pellicule).
↝ Stan Brakhage:
× Fire of Waters, 1965, USA, 10 min.
↝ Robert Breer:
× Blazes, 1961, USA, 3 min
× Fist Fight, 1964, USA, 11 min
× Gulls and Buoys Mouettes et bouees, 1972, USA, 8 min
↝ Harry Smith:
× Early Abstractions, 1939–1956, USA, 23 min
× Late Superimpositions, 1964, USA, 31 min
Durée totale: 86 min
Le cinéma du photogramme
Kubelka, cinéaste « métrique » autrichien qui a dessiné les plans d’Invisible Cinema, la salle d’Anthology Film Archives à New York, travaille systématiquement sur l’articulation différentielle des photogrammes entre eux, dans le cadre de films de commande (un dancing pour
Adebar, une marque de bière pour
Schwechater, une agence de voyage pour
Unsere Afrikareise). Sharits systématise l’utilisation du photogramme sur un mode conflictuel, à travers des effets de
flicker qui agressent les sens du spectateur tout en perturbant la stabilité de couleurs monochromes. Quant à George Landow, il relance les enjeux du cinéma du photogramme dans le contexte ludique et anti-artistique de Fluxus.
↝ Peter Kubelka:
× Adebar, 1956-1957, Autriche, 1 min.
× Schwechater, 1957-1958, Autriche, 2 min.
× Arnulf Rainer, 1958-1960, Autriche, 7 min.
× Unsere Afrikareise, 1961-1966, Autriche, 13 min.
↝ Paul Sharits:
× T.O.U.C.H.I.N.G., 1968, USA, 12 min.
× N.O.T.H.I.N.G., 1968, USA, 36 min.
↝ George Landow:
× Film in which there Appears Sprocket Holes,
Edge Lettering, Dirt Particles, etc., 1965, USA, 6 min.
× Remedial Reading Comprehension, 1970, USA, 5 min.
× What’s Wrong with this Picture, 1970, USA, 11 min.
Durée totale: 93 min.
29–30.05/02–04.06
Cinéma Bellevaux, Lausanne
↝ Joyce Wieland: Reason over Passion
1967–1969, Canada, 80 min, n/bl et coul., v.o. anglaise non s.-t.
Le titre du film fait référence à une célèbre déclaration du premier ministre canadien de l'époque, Pierre Elliott Trudeau: « La raison avant la passion, c'est le thème de tous mes écrits ». Dans Reason over Passion, Joyce Wieland arpente le territoire canadien et ses vastes paysages, à travers des plans-séquences nostalgiques tournés depuis des véhicules. En alternance et en surimpression, oscillant entre le signe de ponctuation et le carton, le titre du film est altéré à travers 537 permutations de ses lettres générées par ordinateur, avec l'aide de Hollis Frampton, érodant ainsi le sens du slogan de Trudeau. Le film de Joyce Wieland se situe entre le travelogue, la satire politique et une pure expérience plastique du paysage.
↝ Jonas Mekas: Reminisences of a Journey to Lithuania
1971–1972, USA, 82 min, coul., v.o. anglaise non s.-t.
En août 1971, Jonas et Adolfas Mekas reviennent sur leur terre natale en Lituanie, après un exil de vingt-cinq ans. Tous deux en tireront un film. Celui de Jonas Mekas privilégie un tournage intermittent, physique, saisissant des fragments d'actions, de gestes et de situations. Le vecteur du voyage, tant spatial que temporel (la Lituanie contemporaine étant appréhendée à travers la distance du souvenir), dote d'une forte cohérence ce journal filmé qui est découpé en trois parties. Le film s'ouvre sur des plans tournés par Jonas Mekas avec sa première Bolex à son arrivée à New York, entre 1950 et 1953, et se clôt sur des plans tournés à l'été 1971 à Vienne, avec les cinéastes Peter Kubelka et Ken Jacobs, la critique Annette Michelson, ou encore l'actionniste viennois Hermann Nitsch.
↝ Harry Smith: Heaven and Earth Magic,
1950–1961, USA, 66 min, n/bl
Heaven and Earth Magic, qui est aussi sobrement intitulé N° 12, est le film le plus complexe et certainement le plus narratif de Harry Smith, peintre qui maîtrise avec une aisance étourdissante l'animation abstraite et ésotérique. Résolument figuratif, ce film repose sur une animation de figures découpées, animées sur différents plans, suivant un étonnant récit de voyage qui multiplie les symboles religieux et magiques. Le travail filmique de Harry Smith, et ce film tout particulièrement, se situent aux antipodes de l'élémentarisme de la scène new-yorkaise et de l'art minimaliste: le modèle se situe ici, comme pour d'autres expérimentateurs de la Côte Ouest, du côté d'un surréalisme revu par le psychédélisme et la contre-culture beat.
↝ Stan Brakhage: Scenes from under Childhood,
1967–1970, USA, 135 min, coul.
Scenes from under Childhood, découpé en quatre parties, visualise à travers un rythme soutenu le mythe expressif qui sous-tend l'ensemble de l'oeuvre de Stan Brakhage: à savoir une vision sauvage, non éduquée, qui ignore les règles de la composition, les lois de la perspective, et le processus de reconnaissance et de désignation de référents. Si Brakhage a pu filmer par le passé la naissance de ses enfants, il emprunte dans ce film le point de vue du nouveau né, qui perçoit un monde confus, mouvant, aux contours indéterminés. Un poème visuel qui traduit en termes cinématographiques les formes ouvertes et la composition par champs cinétiques du “vers projectif” promu par le poète Charles Olson.
↝ Yvonne Rainer: Lives of Performers,
1972, USA, 80 min, n/bl, v.o. anglaise non s.-t. (blue-ray)
Yvonne Rainer, danseuse et chorégraphe, cofondatrice du Judson Dance Theater, évolue de la danse au cinéma: après avoir intégré de courts films dans ses chorégraphies, ses activités artistiques se recentrent sur le cinéma dans les années 1970–1980. Live of Performers, premier long métrage de l'artiste américaine, qu'elle-même désigne comme un mélodrame, incorpore la chorégraphie dans le film: la caméra ausculte les mouvements des danseurs et des danseuses, leurs interactions et leurs relations, sur la scène comme en dehors de la scène, sur un mode fictionnel; la tension qui se noue entre mouvement et mobilité est exacerbée dans la dernière partie du film, qui consiste en une succession de tableaux vivants inspirés de plans de Loulou de Pabst.